Une faille autour du cou

Sophie Lapalu

À l’invitation de Föhn et de la Villa Valmont, un regard est porté par une critique sur le travail d’une artiste, survenu le 21 octobre 2023 à La Villa Valmont à Lormont. Sophie Lapalu fut conviée ce jour-là à assister à la performance de l’artiste Anne Lise Le Gac, PLAQUAGE – SCOBIYA. Il résulte de cette rencontre le texte suivant.

Une faille autour du cou

Pour se rendre à la Villa Valmont, il faut descendre à l’arrêt de tram Buttinière et cheminer dans un petit bois. Nous sommes le 21 octobre 2023 et sommes toustes abasourdi*es et bouleversé*es par l’attaque du Hamas en Israël et les bombardements sur Gaza. Comment taire l’effroi qui nous traverse en lisant les nouvelles, comment étouffer l’angoisse mortelle qui nous saisit face à l’ insoutenable ?

C’est enfin l’automne dans le Sud-Ouest, il pleut, les feuilles commencent à tresser un tapis doré pour les marcheur*euses. Cela m’apaise un peu. Il y a tant de raisons de s’inquiéter et si peu de se réjouir. La pluie fait partie de ces dernières, retrouver Anne Lise Le Gac aussi. Je l’avais rencontrée il y a des années de cela, invitée et croisée à plusieurs reprises, toujours avec une curiosité vive pour les formes qu’elle est capable d’agencer, les univers réunis, entre écriture, formes plastiques, gifs animés, vidéos expérimentales, danse, poésie, rap bien râpé (c’était son expression, si je me souviens bien).

19h30. La nuit tombe. Nous nous rassemblons sous un arbre, où Anne Lise, de dos, verse à chacun*e un verre d’une boisson de son cru dont la recette nous est donnée, comme une invitation à la confiance et à faire de même : fleurs d’hibiscus, feuilles de figuier, verveine, réglisse, sucre. Ses vêtements ressemblent à un collage ; elle porte une veste à fleurs sans manche, molletonnée, percée de cercles qui laissent transparaître les motifs d’un haut zébré psychédélique. Sur la tête, elle arbore une cagoule en tricot à pompon rose, qui me renvoie au temps lointain où j’en portais aussi, morveuse, les cheveux collés au front par l’électricité statique. Le public est silencieux, respectueux. Une baffle diffuse l’enregistrement d’un entretien de Léa Tissot avec une femme capable de soigner les brûlures[1]. « Vous vous rappelez quand cette dame vous a transmis ce don ? »  La nuit tombe. Il fait humide. « Pour les brûlures, c’est un don qu’on a toustes. Nous sommes toustes des barreur*ses de feu. Il n’y a pas de miracle ou de geste héroïque, on soulage, et parfois on accompagne jusqu’à la mort. » La distribution de la boisson est longue car nous sommes nombreux*ses. Je pense aux ingrédients, longtemps macérés dans le bocal comme « les mots habitent le sang et on les garde en substance[2] ». Il y a quelque chose de l’ordre du rituel ici ; nous sommes amené*es à incorporer un cadeau, à partager le sirop, observant Anne Lise accroupie, dissimulée sous la laine tricotée, comme si elle cherchait à nous préparer à la suite en nous offrant un remède réconfortant et acidulé.

Elle se lève enfin et va chercher une casserole ; « attention, c’est chaud » avertit-elle. Elle s’éclaire d’une lampe de poche et verse un métal en fusion, liquide, sur le parapet de la villa, avant de le refroidir avec de l’eau. À l’aide d’un ruban violet, elle l’attache autour de son cou.

Nous la suivons dans une pièce ronde ; des bougies éclairent une cheminée. Les vitres et les miroirs sont recouverts d’inscriptions au posca difficiles à déchiffrer dans la pénombre. Nous nous installons au sol où des tapis nous invitent à le faire. Anne Lise troque ses chaussures pour d’élégants escarpins à talons destinés à la danse. Une grande baffle verticale, sorte de double absurde de la performeuse, porte la même coiffe qu’Anne Lise qui, elle, s’allonge face contre sol, jambes et bras écartés. Elle se met à lire un texte au micro, la voix déformée, grave : « YOLO Le souffle qui parle, je suis seule mais habitée, le mélange radical c’est ce qui traverse chaque goutte de salive qui coule le long de vos œsophages. […] Je vous demande d’inspirer. […] Je m’appelle Yolo, je vous l’ai dit on se connaît déjà depuis le début. » Je comprends Yolo en tant que souffle premier, celui de la création, comme si l’artiste avait écrit sa propre cosmogonie. Yolo c’est aussi un acronyme, celui de l’expression anglaise you only live once (tu ne vis qu’une fois). Chaque instant, chaque expérience, doivent être vécus au maximum, avec intensité. Est-ce dans ce sens qu’elle l’a pensé ? Une force qui s’adresse à nous, une présence un peu spectrale nous poussant à faire les choses comme si nous allions disparaître demain ? Est-ce que c’est cette force qui fait danser Anne Lise ?

Une musique aux basses puissantes la soulève, d’abord les pieds, puis le torse, le corps levé sur les genoux et les coudes. Le souffle semble l’avoir réveillée. Debout, toujours de dos, elle danse ; les gestes sont hachés, saccadés. La musique s’adoucit. Elle éclaire ses pieds avec une lampe de poche et tape à l’aide de ses talons une cadence qui augmente, dirige la lumière vers les écrits aux murs ; elle nous invite à les déchiffrer. Je lis : « Changer les slogans des affiches publicitaires. / Installer des potagers dans les jardins publics. / Poser des vieux tapis sur les barbelés pour les franchir sans risque. / Te protéger des chiens policiers en utilisant du piment de Cayenne qui bloquera leur odorat pendant un moment (ça ne leur fait aucun mal). / Faire les poubelles des grands magasins et ouvrir un étalage de produits gratuits sur le trottoirs. » Nous sommes presque essoufflé*es par la somme de textes et le rythme soutenu. Si le son enregistré ralentit, les pas, eux, s’intensifient. « Rendre des voitures de police ou engins de chantier inutilisables en enfonçant une pomme de terre dans le spots d’échappement. / Si tu sais prendre la parole en public, tu peux penser à parfois la laisser aux autres. » Autant de modes d’emploi pour des passages à l’acte, autant d’incitations à agir ou à se taire, possibles à l’échelle individuelle. Autant de braconnages du quotidien, de gestes de résistance contre l’ordre imposé. J’apprends plus tard que tous ces textes proviennent d’une édition anonyme en ligne, « Nous sommes partout », portée par un collectif extensible, basé en Suisse romande. Si les énoncés peuvent paraître parfois naïfs, ils portent en eux une puissance d’agir qui nous manque cruellement aujourd’hui, où l’échelle des catastrophes nous paralysent. Se déploie sous nos yeux une forme d’« infrapolitique des groupes dominés », une variété de « formes discrètes de résistance[3] », d’actes politiques secrets, déguisés. La performance semble être l’espace dans lequel la résistance peut s’exprimer et acquérir une signification, ouverte. Anne Lise me racontera plus tard que, depuis qu’elle a déménagé à Bègles dans la maison de ses grands-parents où elle peut enfin pratiquer le flamenco sans terroriser quelqu’un d’autre que son chat et le hérisson de son jardin, elle fait partie du collectif PL4TFORM[4], qui est, entre autres choses, une webradio hébergée dans un hackerspace[5] bordelais dans lequel Anne Lise traîne dès qu’elle le peut. Là, elle retrouve les idéaux à l’origine des logiciels libres, l’entraide et l’utopie que représentaient Internet à ses débuts. J’apprends alors que les mots écrits eux sur le miroir de la cheminée sont les paroles d’une chanson de Richard M. Stallman, programmateur et initiateur du logiciel libre, inventeur du projet GNU en vue de la réalisation d’un système d’exploitation complet et entièrement libre :

« Join us now and share the software;
You’ll be free, hackers, you’ll be free.
Join us now and share the software;
You’ll be free, hackers, you’ll be free.

Hoarders can get piles of money,
That is true, hackers, that is true.
But they cannot help their neighbors;
That’s not good, hackers, that’s not good. »

Nous sommes tout à coup baigné*es d’une lumière verte et, au plafond, des ampoules rouges à petites flammes s’éclairent. Anne Lise se met à genoux ; elle chante au micro, la voix transformée, le récit d’un viol. Son corps est tourné vers le sol. Le refrain est aussi violent que pathétique : « je t’entends gicler AIME MOI DOUDOU, je t’entends violer DIS LE MOI DOUDOU ». Elle s’adresse à l’agresseur : « Tu fais mal. » Des sons d’oiseaux se font entendre. Anne Lise tire d’une casserole, qui chauffait depuis le début, une matière malléable et s’en fait un cache nez. Elle le maintient enfilé sur des tiges en métal, comme des montures de lunettes sans verre. J’ai l’impression qu’elle répare son visage, l’augmente par une prothèse.

Je me dis tout à coup que la chaleur et la transformation de la matière irradient toute la performance. La barreuse de feu guérit la brûlure, les bougies nous éclairent, les plaques chauffent la matière, permettent de la faire fondre pour adopter les formes choisies. Ici le feu et ses conséquences sont complémentaires : il cuit les plats mijotés, brûle la peau, cautérise les blessures, comme dans un système d’équivalence.

Elle reprend le micro. « Je me suis pas encore présentée. Sorry. Je m’appelle Scobiya. Je répartis des créneaux pour les travailleureuses. » Elle propose ici de penser le temps non pas de manière uniforme, mais en fonction des tâches à accomplir, qui ne nécessiteraient plus ni vacances ni week-ends. Ça me rappelle le texte d’Ursula Le Guin dans lequel l’autrice raconte qu’au temps des chasseureuses-cueilleureuses, nous ne « travaillions » pour notre subsistance que 15 heures par semaine, ce qui laissait une grande liberté pour d’autres activités. Je pense aussi au Manifeste hacker, dans lequel Ken McKenzie Wark ouvre la définition usuelle de hacker au-delà des domaines d’investigation numériques. Pour l’autrice, chaque « hack » coïncide à une tentative de libération matérielle et psychique de l’exploitation de l’humain par l’humain. Le hack s’accomplit par le partage et la libération de l’information, en opposition à la récupération, la limitation et la rareté « marchandisée ». Je comprends maintenant que la barreuse de feu que l’on entendait correspond à cette définition de hackeuse ; le hack pour McKenzie est un rapport alternatif au travail, au financement et au temps, c’est l’adoption d’un comportement ouvert, en réseau, à la libre disposition des autres pour de nouveaux développements, de nouvelles analyses et critiques. « La nature de tout domaine peut être piratée. Il est dans la nature du hacking de découvrir librement, d’inventer librement, de créer et de produire librement.[6] » C’est aussi la façon d’œuvrer qu’a Anne Lise avec Okay Confiance par exemple, un festival porté collectivement et auquel elle participe activement depuis longtemps. « Les gens qui intègrent le festival sont uni*es par la confiance que l’on porte en elleux[7] ». Le hack est une posture et non plus seulement une activité, fondée sur une culture du don, sur la capacité à donner et partager du temps, de la créativité et de l’ingéniosité à l’ensemble de la communauté, librement, en s’affranchissant de la logique capitaliste[8]. C’est comme cela qu’opère Anne Lise : elle offre ses textes, ses lectures, ses pensées, son énergie vitale, recherche la duende, cette disposition spéciale rappelant la transe, pour nous emmener avec elle à trouver des failles, à œuvrer dans les interstices de la domination, à hacker les systèmes d’exploitation.

La performance touche à sa fin. Anne Lise propose de nous lire un texte de Noor Nor, paru dans Lundi Matin quelques jours plus tôt, et qui revient sur la situation en Israël-Palestine, demandant urgemment un cessez-le-feu, la libération des otages et la création d’un état bi-national. « Nous, les désespérés, les silencieux, les humanistes (je refuse de me ranger à l’idée que l’humanisme serait une notion obsolète et vide qui n’existe que dans le discours et ne propose que la passivité et l’acceptation), avons besoin d’une voix/voie, avons besoin de regagner notre agentivité par la lutte active contre un monde qui nous écœure.[9] » Anne Lise est très émue. Cette performance n’a pas de fin nous dit-elle, il s’agit d’un gros chantier dans lequel elle a mis des choses anciennes et plus récentes. Il était important pour elle de lire ce texte car il lui a été difficile de travailler ces derniers jours, elle qui collabore habituellement avec une amie Israélienne. « D’habitude je fais des choses plus joyeuses, et ça reviendra. » « Je ne suis pas censée pleurer là ». Elle enlève son pendentif. « J’ai fait la faille trop grosse, elle est lourde. » C’était donc une faille dont elle avait fait l’empreinte au début de la performance. Faille, de l’ancien français faillir, littéralement « manquer ». Depuis le début, elle porte un manque autour du coup, un échec cuisant, un bijou d’impossibilité. Comment trouver la force de continuer ? Peut-être en faisant de la faillite l’élan pour créer ?

La performance est finie, les gens boivent des verres. Anne Lise range dans de grands sacs les casseroles, les chaussures, les ampoules, les yeux qui clignotent, les bougies, le micro, la fontaine, les tapis, les câbles, les pots en grès, les couvertures, les feutres, les larmes, les feuilles, les cagoules roses en tricot, les mots des ami*es, du plastique thermoformé. J’ai l’impression d’avoir le panier d’Ursula Le Guin sous les yeux, celui qu’elle traîne pour écrire ses histoires, « ce sac merveilleux, lourd et rempli de trucs – mon panier, tout plein de mauviettes et de maladroits, de petites graines de choses plus petites qu’une graine de moutarde, de filets aux tissages emmêlés qui, lorsque l’on prend le temps de les dénouer, révèlent un galet bleu, un chronomètre qui donne imperturbablement l’heure d’un autre monde et un crâne de souris ; tout plein de commencements sans fins, d’initiations, de pertes, de métamorphoses, de traductions, de bien plus de ruses que de conflits, de bien moins de triomphes que de pièges et de désillusions ; tout plein de vaisseaux qui restent coincés, de missions qui échouent et de gens qui ne comprennent pas[10] ». L’autrice de science-fiction américaine explique qu’elle cherche à écrire d’autres histoires que celles de héros et de sang versé, et que c’est en puisant dans son sac merveilleux qu’elle trouve les ingrédients pour ses récits. Anne Lise fait pareil ; pour œuvrer, elle puise dans son grand panier, catapulte les références, convoque les ami*es, plante les graines de l’activisme, récolte les feuilles de figuier, élabore un grand collage, un montage d’éléments à priori disparates. Elle fait confiance dans la capacité des spectateur*ices à élaborer leur chemin parmi les références brutes, offertes à l’interprétation. Artiste et public sont les vecteurs au travers desquels transitent les mots, les sons, les images, les objets, les fluides, le souffle ; libre à nous d’en garder le « juice politique », de rester plaqué*es au sol ou de se relever, un peu sonné*es peut-être, très ému*es sûrement.

 

[1]Feu au corps, à écouter ici : https://feu-au-corps.hotglue.me/
[2]Anne Lise Le Gac, texte de présentation de la performance.
[3]James C. Scott, La Domination ou les arts de la résistance, fragments du discours subalterne (1992), ed. Amsterdam, 2008, p. 33
[4]https://radio.pl4tform.org/
[5]https://aquilenet.fr/
[6]Ken McKenzie Wark, Hacker Manifesto, [https://hackermanifesto.org/fr/francais/hacking-fr/]
[7]Manifeste Okay Confiance, [http://www.al-lg.com/cherche-encore/okay-confiance]
[8]Nous paraphrasons la note de lecture de Gilles Boenisch, « Ken McKenzie Wark, Un manifeste hacker », Questions de communication, 12 | 2007,   [http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/2571]
[9] Noor Or, « L’instant », paru dans lundimatin#399, le 16 octobre 2023, [https://lundi.am/L-instant]
[10]Ursula K. Le Guin, « Théorie de la fiction panier », Revue Terrestres [https://www.terrestres.org/2018/10/14/la-theorie-de-la-fiction-panier/]

PLAQUAGE - SCOBIYA, performance d'Anne Lise Le Gac, Villa Valmont, octobre 2023 © Mi Thomazeau, dans le cadre des Messag°ères avec l’EBABX de Bordeaux