Gestes de soin et contre-récits

Vanessa Desclaux

À l’invitation de Föhn et de l’Avant-poste, un regard est porté par une critique sur le travail d’un∙e artiste, survenu le 1 avril à l’Avant-poste à La Réole. Vanessa Desclaux fut conviée ce jour-là à assister à la performance de l’artiste Aëla Maï Cabel, Alliances dans la cité des illusions – La chasse galerine. Il résulte de cette rencontre le texte suivant.

 

Gestes de soin et contre-récits 

Avec l’intention de documenter à travers ce texte mon expérience de l’œuvre d’Aëla Maï Cabel, je voudrais laisser de côté le terme de « performance ». Je lui préfèrerais ici les notions de « pièce » ou de « tableau », un terme que j’emprunte à l’artiste, évoqué lors de nos échanges. Ce tableau se déroule au rez-de-chaussée dans l’espace principal de l’ancienne prison de La Réole. Cet espace évoque la nef d’une église, tout en nous rappelant à sa fonction d’enfermement par l’alignement des cellules à gauche et à droite de la pièce. Différents objets et quelques éléments de mobilier sont disposés en bas des escaliers qui mènent à un premier étage en mezzanine. Si un espace scénique semble ainsi délimité, le seuil qui sépare les spectateur∙ice∙s assis∙e∙s sur des bancs est poreux, facilement franchissable. Des enfants assis par terre occupent par ailleurs le premier rang. L’espace de l’œuvre est caractérisé par son horizontalité. Cet ancrage dans le sol, ce refus de toute position de surplomb, a ici un sens tout particulièrement politique.

Lorsque le tableau se met en mouvement, chacun∙e des artistes s’immerge avec attention et soin dans une activité spécifique. Rose-Mahé Cabel s’assoit et s’affaire à l’assemblage de rameaux (genêts, petit houx, bouleau) autour d’un manche avec l’aide d’une corde fine pour fabriquer un balai rustique, alors que d’autres balais de différentes tailles sont déjà là, disposés à proximité. Aëla Maï étend du linge mouillé sur un fil zigzagant au pied de l’escalier. Les vêtements teints dans différentes nuances de jaune, d’ocre, de rouge et de vert, constituent une sorte de grande peinture, structurant l’espace scénique du tableau. Iel a créé les couleurs utilisées pour teindre ces vêtements, cultivant des plantes tinctoriales dans un jardin partagé à Eymoutiers, à la lisière du Plateau des Millevaches. Lents, méticuleux et répétitifs, leurs gestes sont des gestes laborieux qui évoquent des savoirs-faires traditionnels, parfois ancestraux ; ce sont des gestes de soin qui s’ancrent dans le domaine du travail domestique (laver, nettoyer, habiller). Dans cette œuvre, et plus largement dans la pratique d’Aëla Maï Cabel, l’art s’articule à l’organisation de la vie et est un outil pour permettre de continuer à rendre la vie possible.

Aëla Maï et Rose-Mahé, qui est également artiste, partagent une gémellité et l’affirmation respective de leur non-binarité de genre. Portée par ce duo, l’œuvre convoque une dimension adelphique. L’adelphité est l’affirmation d’une complicité et d’une solidarité, et dépasse largement le cadre du lien familial. Il s’agit moins d’envisager le double que de mettre en avant l’enjeu de la relation, de l’interdépendance et du commun. L’adelphité s’étendra symboliquement à d’autres personnages au fur et à mesure du déploiement du tableau, incluant des personnages fictionnels convoqués par le biais de la lecture et du chant. Aëla Maï Cabel propose la lecture d’un conte dont le titre, la chasse galerine, est convoqué dans le titre même de la pièce. Ce conte a fait l’objet d’une reprise par l’artiste en faisant usage de plusieurs règles d’écriture inclusive, et il a été édité sous la forme d’un fanzine pour enfants à colorier réalisé avec Jérémy Pingre, co-auteur de l’ouvrage. L’artiste s’identifie ici à la figure de la conteur.euse avec le désir de contribuer à une autre manière de transmettre l’histoire à travers des récits émancipateurs. Les protagonistes de ces récits sont des personnages dont la parole et l’expérience sont trop peu souvent entendues et partagées. La transmission de ce conte convoque des enjeux de copie, de réécriture et d’interprétation d’un patrimoine culturel commun dont l’artiste prend soin. La chasse galerine est un récit mettant en scène un personnage nommé « l’enfante ». Cette dernière a grandi à l’orée du bois. Iel a été destinataire de récits effrayants à propos de la forêt visant à réprimer son désir de découvrir ce lieu par iel-même. Mais le conte est un contre-récit qui révèle la puissance du personnage de l’enfante tissant des alliances tant avec les plantes qu’avec les animaux pour créer un habitat commun.
En entonnant ensemble la chanson intitulée Le luneux, reprise dans les années 1970 par le groupe folk rock Malicorne, les artistes tissent d’une autre manière une relation singulière au récit. Ici les deux voix s’harmonisent et se font l’écho de la parole d’une personne aveugle, vivant en marge de la société.

Les différents gestes et récits qu’Aëla Maï Cabel assemble dans la durée de ce tableau font entrevoir des rituels qui appartiennent à plusieurs mondes à la fois : le monde matériel du travail et du soin, le monde éthique et spirituel de la connaissance de soi et de tout ce qui vit, et le monde politique des contre-récits. M’adressant aux artistes, j’emprunterais à Camille Ducellier cette phrase : « Depuis que vous devenez sorcière queer, être féministe et chercheur∙euse de la conscience vous est apparu comme une seule et même quête de discernement : dévoiler, percer à jour, analyser, déconstruire, regarder au-delà, s’approprier des terrains de connaissance, auto-expérimenter, sentir en soi, se transformer et contribuer à l’émancipation collective[1]. »
Dans l’essai Un Moyen-Âge émancipateur publié en 2021, Clovis Maillet et Thomas Golsenne constatent une vision renouvelée de la période médiévale dans les champs de la pédagogie et de la production artistique. Iels enquêtent sur ce constat et mettent en avant un désir partagé par une partie de la communauté artistique, dont Aëla Maï et Rosé-Mahé Cabel font partie, de trouver des outils pour imaginer un monde post-capitaliste. Pour beaucoup d’artistes et de chercheur∙euses, s’immerger dans le temps pré-capitaliste de la période médiévale a ainsi constitué une manière pertinente de renouveler les imaginaires sociaux, politiques et esthétiques.

Aëla Maï Cabel ancre sa démarche dans un questionnement à la fois artistique et existentiel sur comment nous pourrions vivre. Dans ce contexte, l’œuvre Alliances dans la cité des illusions – La chasse galerine doit être considérée à travers une double perspective, celle d’une expérience conviviale et sensible, marquée par le partage avec les spectateur∙ice∙s de la sève de bouleau qu’iels ont collectée ensemble ou de la tisane faite avec les plantes de leurs récoltes, et celle de la fiction, en nous immergeant au cœur d’un récit émancipateur en train de s’écrire.

[1] Camille Ducellier, Guide du féminisme divinatoire, Cambourakis, 2018, p. 96

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Alliances dans la cité des illusions – La chasse galerine
Une performance de Aëla Maï Cabel, avec la complicité de Rose-Mahé Cabel

Alliances dans la cité des illusions – La chasse galerine s’est déroulée à l’Avant-poste, maison d’art et de convivialité à La Réole, projet fondé et mené par les artistes Yacine Sif El Islam et Benjamin Yousfi. L’avant-poste déploie ses activités artistiques et conviviales dans l’ancienne prison de La Réole, construite en 1839 sur les ruines d’une ancienne église. Le lieu a gardé son caractère historique et a pu être réinvesti depuis 2021 par et pour le projet de L’avant-poste. Sans nul doute, la spécificité du lieu a été décisive dans le choix de ce site pour y déployer le projet d’Aëla Maï Cabel.

Illustration tirée du fanzine "La Chasse Galerine - Les contes du Choucas des Tours" © Aëla Maï Cabel et Jérémy Piningre