Étapes sur la RN10

Émilie d’Ornano

Föhn soutient Axel Amiaud pour la création d’une édition. Nous avons imaginé avec l’artiste une résidence d’une semaine réunissant à Châtellerault en juin 2024 un binôme curatrice / artiste, dans le but de proposer une approche plus intime de l’écriture. L’amorce critique se tisse au cœur d’une relation directe à ses œuvres, qui permet d’initier un dialogue fort avec la curatrice invitée, Emilie d’Ornano. En suivant la RN10 prendra la forme d’une édition en 2025, en parallèle à trois expositions au Confort Moderne, au centre d’art de Châtellerault et à l’Encollage à Barbezieux.

Étapes sur la RN10 – Résidence avec Axel Amiaud
Juin 2024

En découvrant le travail d’Axel Amiaud, on saisit rapidement que l’automobile occupe une place centrale dans sa pratique artistique, un héritage profondément ancré dans son histoire familiale. Cependant, son approche dépasse de loin la simple fascination pour les véhicules. Axel s’intéresse particulièrement aux transformations du paysage et aux empreintes laissées par les infrastructures humaines. En adoptant une démarche proche de l’anthropologie urbaine, il explore à travers divers médiums – création sonore, sculpture, dessin, installation – les multiples façons dont ces interventions façonnent et modifient l’espace et les relations humaines. Cette recherche l’a naturellement conduit à faire de la RN10 un véritable terrain d’investigation, en constante évolution.

Transformant cette route en un laboratoire à ciel ouvert, je m’apprête à le suivre dans une vaste enquête. Nos montres se synchronisent, et nous nous donnons rendez-vous à Poitiers le dimanche 16 juin à 16h44. Chaque minute compte, chaque détail revêt une importance cruciale. Axel, artiste et enquêteur des temps modernes, m’entraîne dans une quête où chaque village, chaque détour, chaque panneau routier est une pièce d’un puzzle complexe. Ensemble, nous parcourons les kilomètres, à la recherche de traces laissées par le passé, d’indices cachés dans le présent.

La RN10 est devenue le théâtre d’une expédition étrange, un chemin parsemé d’énigmes irrésolues que l’on ne cesse de photographier pendant notre résidence à Châtellerault. Tel un remake moderne de Sherlock et Watson, nous entamons tantôt notre exploration à pied, tantôt à bord d’une Citroën C4 Cactus grise. Et puis, comme d’heureux hasards, nous tombons nez à nez avec un phare de voiture égaré sur la chaussée, ou encore un enjoliveur déposé contre la fenêtre d’un appartement. Ces trouvailles inattendues deviennent autant de pièces supplémentaires du puzzle que nous tentons d’assembler le long de la RN10.

Axel, toujours à l’affût, discerne dans tout objet abandonné ou préservé une histoire potentielle à révéler. Nos investigations se transforment en une exploration palpitante où un détail, même le plus insignifiant en apparence, pourrait être la clé pour comprendre le passé de cette route mythique. Sans trop savoir quoi chercher, je nous vois déjà tisser des liens entre les indices, comme un tableau de détective où chaque ficelle nous mène vers une nouvelle révélation. L’immersion est totale puisque notre bureau est installé au Grand Atelier, musée de l’automobile de Châtellerault. Nous ne pouvions rêver mieux pour analyser toutes ces données, toutes ces images collectées.

En déambulant dans le musée et en découvrant ces nombreux véhicules, je me remémore les voitures qui ont marqué les différentes périodes de ma vie. Le parcours permanent réveille en moi un premier souvenir : une Peugeot familiale 407 grise. J’avais une dizaine d’années et j’adorais écouter The Cranberries avec mon Discman Sony. Toute ma collection de CD était d’ailleurs soigneusement rangée dans un classeur jaune et noir que je gardais à portée de main, glissé dans la poche arrière du siège conducteur. Lors de certains déplacements, je jouais également à des jeux sur ma Game Boy Color verte, équipée d’une lampe que je clipsais sur la console. Ces moments simples à bord de cette 407 évoquent une période où chaque trajet, chaque virage et chaque arrêt était une aventure.

Sans le savoir, Axel me met sur la voie d’une enquête parallèle autour de la RN10 et des villes qu’elle traverse. Par exemple, je n’ai jamais mis les pieds à Angoulême malgré le fait qu’une grande partie de ma famille en est originaire. Depuis quatre jours, nous scrutons les moindres détails et toutes les plaques accrochées le long de la route et dans les villes que nous arpentons. Chaque retour sur nos pas révèle de nouveaux indices, éclaire de nouvelles perspectives. Les phares de notre C4 balayent les routes sombres, révélant des détails cachés que nous avions manqués lors de notre premier passage. Alors qu’Axel tente de me montrer des indices, j’ai tendance à ne pas les voir, à finalement toujours regarder à côté. Je m’aperçois rapidement que son œil repère aisément les subtilités que je laisse échapper, captivé par les histoires potentielles que chaque recoin semble renfermer autour de la Nationale 10.

Lorsque nous croisons un panneau indiquant Barbezieux, je me rappelle les histoires familiales sur une pâtisserie réputée pour son incroyable framboisier. Quant à Châtellerault, cette ville m’était alors inconnue jusqu’à cette résidence, où j’ai appris, étonnamment, que mon arrière-grand-père y travaillait. Tout a commencé avec ce SMS de ma mère reçu le mercredi 19 juin à 16h10 : « Super, dans cette ville ton arrière-grand-père Marsault avait une banque. Une plaque avec son nom et celui de son associé Lévy est située place de la Boule ». Mes deux derniers jours de résidence n’auront pas suffi à retrouver la plaque ni même la place. Alfred Marsault travaillait donc à Châtellerault au début du XXème siècle.

Depuis janvier 2023, Axel Amiaud se consacre avec une passion infatigable à l’exploration de la Nationale 10 et, plus largement, de toute une époque que lui et moi n’avons jamais connue. Le vendredi 21 juin à 16h44, je reprends un train depuis Châtellerault pour rentrer à Lyon. En quittant la ville, je ne peux m’empêcher de penser à toutes les autres énigmes que son travail autour de la RN10 pourrait encore révéler.