Écouter le hors-champ

Adélaïde Blanc

À l’invitation de Föhn, un regard est porté par une critique sur le travail d’un∙e artiste, survenu le 23 novembre 2024 à l’Hôtel de Ragueneau (Bordeaux). Adélaïde Blanc fut conviée ce jour-là à assister à la performance de l’artiste Anna Holveck, And if that mocking bird don’t sing. Il résulte de cette rencontre le texte suivant.

Écouter le hors-champ

La performance proposée par Anna Holveck et présentée à Bordeaux le 23 novembre 2024 s’offre d’abord à la vue. Dans l’une des nombreuses pièces de l’hôtel de Ragueneau, une demeure du XVIIe siècle aujourd’hui ponctuellement ouverte, des lumières orange et violines dévoilent une accumulation d’enceintes. Celles-ci sont directement posées au sol, regroupées côte à côte et parfois empilées. Leur faisant face, les spectateur·rices sont installé·es dans la pénombre, assis·es sur des bancs, des coussins ou des tapis. L’artiste ne tarde pas à rejoindre le bouquet d’enceintes, à les allumer une à une, puis à s’asseoir à proximité sur un petit tabouret lui aussi proche du sol. La suite de la performance semble faire davantage appel à l’ouïe, tandis que la configuration de ce dispositif accueillant reste inchangée, et alors que l’artiste et les enceintes se mettent à chanter en chœur.

Les premières minutes de cette pièce d’une demi-heure composée par Anna Holveck font se rejoindre des voix enregistrées sur huit pistes, correspondant aux huit enceintes, et celle de l’artiste. Sur une multitude de mélodies fragmentées, de syllabes recomposées et de notes tenues, les voix diffusées et celle d’Anna se décalent, se devancent ou se superposent dans un joyeux jeu de rebonds et de simultanéité. L’artiste plasticienne et chanteuse accompagne avec un plaisir visible une partie des voix, sans jamais ajouter de notes supplémentaires. Elle les suit de très près, ou les imite même, au point qu’on ne distingue pas toujours la source de ce que l’on entend. Si la pénombre protectrice et les douces mélodies issues de berceuses invitent parfois à fermer les yeux, la ressemblance des timbres et la synchronicité des voix guident le regard vers le visage de l’artiste, comme pour vérifier qui est en train de chanter. Bien que son corps soit presque immobile, débarrassé de la gestuelle propre aux chanteur·ses interprètes, le mouvement marqué et appliqué de ses lèvres se distingue dans la lumière orangée. La bouche devient alors, selon les mots d’Anna, le lieu de l’écoute. Le bas du visage tout entier mobilisé dévoile, comme celui d’un.e doubleur·se de voix au cinéma, le travail précis du souffle et des cordes vocales. Les mélodies enregistrées se voient ainsi accompagnées plutôt qu’interprétées et l’artiste se fait l’hôte de souvenirs d’enfance chantés en diverses langues.

C’est cette multitude de langues liées à un même territoire qui est au fondement de la performance. Le projet est d’abord né sous la forme d’une installation sonore réalisée en 2022 à l’occasion de la Nuit Verte[1]. Cet événement artistique s’est inscrit et déployé le temps d’une soirée dans le parc Palmer à Cenon, commune voisine de Bordeaux. Les œuvres produites pour l’occasion par les artistes invité·es étaient le fruit de recherches, de rencontres et du temps passé dans la ville et ses alentours. Dans ce contexte, Anna Holveck s’est intéressée aux quatre-vingts nationalités des habitant·es vivant à proximité du parc et à la possibilité que les berceuses de leur enfance leur aient été chantées en diverses langues, par des adultes allophones ou peut-être polyglottes. Formée au chant lyrique, expérimental et aux arts plastiques, l’artiste a proposé que les langues et les berceuses des riverain·es soient diffusées dans l’école municipale de musique située au cœur du parc. Dans ce lieu d’enseignement de la pratique instrumentale et du chant circulaient à tous les étages des airs issus de la sphère privée, des comptines transmises au sein des familles et chantées en de multiples langues, dont certaines sont invisibilisées ou considérées comme périphériques. Intitulée Ritournelle, l’installation proposait alors de déplacer le répertoire habituel de l’école de musique tout en donnant à écouter des fragments d’histoires et de cultures appartenant au voisinage. Près de cinquante personnes ont souhaité participer au projet et se sont portées volontaires pour confier la berceuse de leur enfance dans un studio d’enregistrement mobile. Les moments de rencontre et de transmission des chants étaient organisés à partir d’une grille de jeux et d’exercices : berceuse murmurée, berceuse sifflée, criée, traduite, sans consonnes, chantée dans la bouche, parlée, chantée en lalala ou encore en mmh mmh. De ces ritournelles décortiquées et enregistrées pendant des dizaines d’heures, Anna Holveck a composé une piste sonore faite de découpages et de collages.

Que ce soit dans la version spatialisée au sein de l’école de musique de Cenon, mais peut-être plus encore dans la seconde version diffusée et chantée de la performance qui nous intéresse ici plus spécifiquement, la composition rassemble habilement des airs entêtants et des syllabes isolées agissant tel un accompagnement instrumental. L’empilement de notes sonne par moment comme la cacophonie d’un orchestre qui se prépare à jouer. Et soudain, un fragment de texte ou une mélodie fait perdurer un motif et en annonce un autre. La voix acoustique d’Anna guide notre écoute entre les ruptures et les réminiscences de la composition, elle accompagne les dissonances et laisse toute leur place aux hésitations ou aux soupirs des personnes ayant confié leur voix.

Pour autant, la composition n’explicite pas le sens des paroles chantées, et les récits des berceuses sont parfois amputés par le découpage rythmique. L’œuvre ne prend pas en charge la portée souvent moralisatrice, normative ou violente des comptines. C’est la ritournelle, telle que définie par Gilles Deleuze et Félix Guattari, qui est ici à l’œuvre : « celle-ci est comme l’esquisse d’un centre stable et calme […] au sein du chaos »[2]. Le « petit air », la « formule mélodique » est, pour le philosophe et le psychanalyste, territoriale comme le chant des oiseaux ou « amoureuse, professionnelle ou sociale, liturgique ou cosmique : elle emporte toujours de la terre avec soi »[3]. Dans la performance, c’est la langue des personnes ayant pris soin de nous qui est restituée. Sans doute l’artiste a-t-elle pu comprendre dans la confidence de l’enregistrement les rapports qu’entretiennent les participant·es avec la langue de leur comptine. En tant que spectateur·rice, on ne peut qu’imaginer la fierté ou la honte de partager telle langue à la maison, la frustration de l’avoir écoutée sans la comprendre ou le désir de l’apprendre. Sans chercher à parler au nom des volontaires, Anna Holveck a su tisser entre eux des souvenirs, des fragilités et des joies. L’enregistrement nous renvoie à la conscience des langues et au multilinguisme qui habite nos lieux de vie mais que l’on n’entend pas ; son écoute retourne l’impossibilité de comprendre le français avec une majorité de berceuses chantées en des langues non dominantes en France, comme le tamoul, le cambodgien, le polonais et le lingala. Pour autant, l’artiste a choisi de ne pas citer la vingtaine de langues chantées sans hiérarchie. Celles-ci ne sont pas non plus listées, telle une collection, dans la description de l’œuvre. Anna Holveck travaille depuis son endroit, celui de la voix et de l’expérimentation sonore. Son assemblage de phonèmes, de paroles et de mélodies ponctuellement familières et souvent inconnues nous ramène aussi à l’enfance, aux langues que l’on ne comprend pas, aux sons que l’on imite et aux langages que l’on invente. La performance donne à entendre des formes, des rythmes et des styles, soit la part sensible du langage, et elle amène par extension à en considérer le hors-champ culturel et politique, dans une écoute à la fois personnelle et collective, globale ou centrée sur une voix. L’œuvre et son dispositif, tant visuel que sonore et acoustique, nous renvoient à notre position de spectateur·rice au sein d’un groupe de spectateur·rices et à notre capacité à écouter telle que l’historienne et théoricienne Tina Campt le définit : écouter, c’est « tout ensemble voir, sentir, être affecté·e, contacté·e et touché·e au-delà de la distance de la vue et de l’observateur »[4].

 

[1] La Nuit Verte, édition 2022 le 24 septembre de 18h à 2h, avec Bryan Campbell, Marco Godinho, Anna Holveck, Kubra Khademi, Mona Young-eun Kim, Loreto Martínez  Troncoso, Ariane Michel, Bocar Niang, Geörgette Power, direction artistique : Élise Girardot
[2] Gilles Deleuze et Félix Guattari,  « De la ritournelle » in Mille plateaux, Paris, Les Editions de Minuit, 1980, p 382
[3] Ibid
[4] Tina Campt, Listening to Images, Durham / Londres, Duke University Press, 2017. Une définition citée par Virginie Bobin dans son texte Co-habiter les langues, 2022, au sujet du projet « Les langues comme objet migrateur » de l’artiste Marianne Mispelaëre avec des élèves du collège Vieux Port, du lycée René Caillié ainsi que du lycée Victor Hugo à Marseille.

Anna Holveck, And if that mocking bird don’t sing à l'Hôtel de Ragueneau (Bordeaux, nov. 2024) Photo : Barbara Fecchio.