Voir la vouivre
Élise Girardot
Ce texte est un regard est porté par une critique sur le travail d’une artiste, survenu le 3 juin au Bel ordinaire à Pau. Élise Girardot fut conviée ce jour-là à assister à la performance de l’artiste Elize Charcosset, TENDREATH. Il résulte de cette rencontre le texte suivant.
Une main avance sur la fine feuille de papier. L’encre rouge déposée trace les contours d’un tibia, d’un fémur ou d’une vertèbre. Les silhouettes sont debout, assises, couchées. Leurs crânes semblent parfois nous regarder. Elize Charcosset déambule dans la pièce. Elle observe celles et ceux qui viennent s’installer auprès d’elle. Munie d’une tablette et d’une plume, un va-et-vient s’installe avec son encrier. L’artiste devient une créature hybride, humaine et animale. Les écailles de son armure fragmentée habillent tantôt sa main, son cou et son pied. Les personnes l’entourent un instant, confortablement, plusieurs minutes voire plusieurs heures. TENDREATH prend place au cœur d’une atmosphère douce, musicale, en demi-teinte, rythmée par le cliquetis des écailles. La lumière nous englobe, ses rayons traversent un voilage noir qui flotte. Sur le papier, le rouge est omniprésent, comme un rappel constant de l’intérieur du corps. TENDREATH est une séance de dessin partagée, le dévoilement du geste révélé à nous. Sans jamais être observée par d’autres, cette action secrète et intime habite habituellement l’atelier de l’artiste. Ici, elle dessine individuellement les personnes venues lui rendre visite. Elle imagine à la fois les caractéristiques bien réelles de leurs articulations. Elle regarde l’envers, comme une radiographie de notre intériorité. Puis, le trait se fait interprétation, celle de corps en mouvement, bien vivants.
En 2023, Elize Charcosset voyage en Belgique et aux Pays-Bas. En quête de peintures classiques, elle scrute les images de James Ensor et Hans Holbein. Elle y rencontre l’œuvre de Gesina ter Borch au Rijksmuseum, une peintre aquarelliste et dessinatrice. Gesina représentait des scènes banales et grotesques non dénuées d’humour et parsemait aussi ses textes ou partitions musicales de motifs abstraits et répétitifs, comme des spirales. Par la présence de squelettes disséminés dans leurs œuvres, les trois artistes ont en commun l’obsession de rendre la mort vivante. Elize Charcosset poursuit depuis plusieurs années une recherche dessinée autour de la figure du squelette, en épuisant ce motif sous des formes parfois à la lisière de la peinture. Après plusieurs mois passés à Bruxelles, elle rejoint au printemps la Dordogne et découvre les moules du Dropt, un affluent de la Garonne qui coule dans le Sud-Ouest de la France. Cette rivière se démultiplie en une myriade de bras. Les moules y étaient élevées pour leurs perles. On voit soudainement sur l’artiste les fragments de leurs coquilles agencés comme des écailles. La nacre scintille de l’argenté aux gris, le dessin se révèle peu à peu. L’exosquelette animal forge ici le squelette humain. Dans la peinture classique, on retrouve les coquilles de moules ici et là, discrètement présentes dans les natures mortes pour suggérer la richesse de mets partagés. Elize Charcosset retravaille cet élément naturel et produit, à l’aide de complices, une forme sculpturale. Le volume est un outil, un élément scénographique porté par l’artiste et au service du geste, lui permettant de devenir un personnage hybride, la vouivre.
Ces détails forment la composition d’une scène performative. Pourtant, la recherche de l’artiste a toujours été orientée vers l’anti-spectaculaire. Comment proposer une performance non spectaculaire ? En réunissant des personnes trois heures durant et en leur permettant d’aller et venir dans l’espace dédié, Elize Charcosset parvient à déjouer les codes de la mise en scène surplombante. Nous sommes appelés à entretenir une proximité directe avec elle en nous asseyant à quelques centimètres. Au sol, certaines ou certains deviennent modèles, d’autres restent contemplatifs. Les rôles s’inversent parfois. Dans l’aboutissement de ce dessin réalisé en une dizaine de minutes, un accord tacite se contracte entre l’observatrice et l’observé. Ce lien invisible se matérialise une fois le squelette achevé et offert à son modèle. La temporalité se dilate… Elize Charcosset nous transmet sa vision de notre noyau atemporel, notre ossature, ce qui subsistera à la chair dépouillée. À la recherche d’un geste tendre, TENDREATH est la contraction de « tendresse » et « death ». Un trait après l’autre, les danses macabres médiévales se rappellent à nous. On entend la feuille se déchirer. Détaché du rouleau de papier chinois, le dessin catalyse la transmission en revenant à son modèle. Elize Charcosset incarne la vouivre, créature mythologique, tantôt dragon bipède ou serpent ailé, parfois gardienne d’un trésor souterrain. Souvent, la vouivre est proche de l’eau et habite les rivières ou les marécages. Elle devient même une sirène dans certains récits.